Presse-papiers


Recueil d'entrées de journal personnel, de correspondances, de réflexions, d'écrits littéraires sans rapport obligé avec mes écrits professionnels, scientifiques ou citoyens sur la problématique « Informatique et Société » à être répertoriés sur une autre page.

Certains déjà publiés, d'autres inédits. Pour mémoire comme pour les amis et les curieux. Bonne lecture.

Ma photo
Nom :

Citoyen. Spécialiste en évaluation sociale de systèmes d'information sur les personnes. Chercheur invité chez Communautique. Chercheur associé au CEFRIO. Écrivez-moi

Un parfum Swiss Army
ou
Comment un cadeau peut en cacher un autre...

Nous, êtres humains, avons cette faculté, non seulement de fabriquer les objets les plus divers, mais également de leur donner une valeur, un sens. Nous pouvons en discourir de mille manières. Il nous arrive même souvent d’entrer en conflit entre nous afin d’en acquérir ou préserver le contrôle. Songeons, par exemple, à nos rapports avec l’argent, avec les armes ou avec la télécommande de la télé.

Avec certains objets cependant, nous établissons des rapports plus personnels, et même intimes : souvenir de voyage, dessin qu’un enfant nous a produit, babiole totalement inutile mais qu’on tient à garder. Souvent, ils sont entrés dans nos vies de manière tout à fait fortuite, ou par la volonté d’autrui. Ils n’en sont pas moins chargés de sens pour nous. Bien au contraire ! Les cadeaux notamment, par les relations qu’ils incarnent, sont de véritables carrefours de sens. De lien en lien, de sens en sens, un cadeau peut souvent en cacher un autre...

À la veille des fêtes, il est de tradition au Centre de bioéthique que David, le directeur, avec la complicité d’Électa, l’adjointe administrative, offre un cadeau à chacun des employés. Cette année, déjà la forme et la dimension du présent indiquaient qu’on allait s’écarter un peu de la coutume : nettement trop exigu pour renfermer la bouteille de vin ou d’alcool. En effet, il y avait grève de la SAQ... Une fois défait, l’emballage du cadeau que j’ai reçu révéla plutôt deux boites.

La première, minuscule, contenait un petit fourreau de velours noir logeant un tout aussi petit canif de l’armée suisse noir. Un Wenger (logo : croix blanche dans un carré arrondi) l’une des deux entreprises à qui l’armée suisse a historiquement confié la production de ses désormais célèbres canifs (bonnes relations confédérales helvétiques obligent). Bien sûr, aussitôt que ma blonde a vu le mignon petit objet, elle m’a rappelé que je possédais déjà un Victorinox (logo : croix blanche dans un bouclier) que j’emporte constamment avec moi en guise de porte-clés. Après les hésitations d'usage pour souligner que je trouvais également cet objet fort beau et désirable et m’en séparerais à regret, j’ai bien sûr fait cadeau du cadeau à ma blonde.

La deuxième boite contenait une bouteille en acier noir avec un capuchon en acier pressé surmonté d’une large pastille rouge sang : un désign tenant à la fois de l’obus de petit calibre, du thermos de campagne et du déchancheur manuel d’explosif à distance. En voyant la mention Swiss Army, j’éclate de rire.

Je me souvenais de la première fois que j’avais vu avec Maude un étalage du parfum Swiss Army à la pharmacie. Mon ado se montrant généralement bon public pour la satire, je m’étais alors exclamé : « C’est pas vrai ! Un parfum ‘Armé suisse’ ! » Pour moi, c’était un nouveau du comble du phénomène du branding . Pas que l’armée suisse ne m’est pas sympathique. Au contraire, je peux apprécier son côté milice neutre et sa doctrine de “défense infra-nucléaire” défendue par un général dont j’avais un jour lu le livre (fermons les yeux sur une autre époque où les mercenaires suisses se vendaient au plus offrant). Pas non plus que je boude les produits Swiss Army : suis celui qui a acheté de Montréal, Laval et Ste-Foy les trois tout derniers pantalons militaires taille 34 gris disponibles au Québec (si vous savez où je pourrais m’en procurer d’autres, faites-moi signe). Mais la question centrale demeurait, retentissant dans la pharmacie : « Ça sent quoi, l’armée suisse ? L’armée américaine, je ne dis pas : “Arôme épicé de poussière d’uranium appauvri”. Ou l’armée canadienne : “Doux relents de fuites d’huile”. Mais armée suisse ! Qu’est-ce que ça peut bien sentir ? »

Eh bien ! J’avais, enfin, l’occasion de le savoir. C’est un parfum plutôt discret, frais, citronné. C’est alors que j’aperçois sur la bombonne une fine inscription à la verticale : « Altitude ». Altitude de montagne suisse, bien sûr. Appellation appropriée finalement. Et senteur immédiatement appréciée par ma blonde et ma filleule.

Je me retrouvais donc avec un nouveau parfum. Pour la première fois en quinze ans. Moi qui ai l’odorat totalement émoussé.

Mais un parfum offert par son patron : ne s’agit-il pas d’un cadeau plutôt... personnel (sans jeu de mots) ? À moins de considérer que ce n’est, en définitive, qu’une autre façon d’offrir de l’alcool...

Personnel en effet. Quinze ans que mon cou, mes chemises et mes chandails sentent Sung Homme d’Alfred Sung. Un parfum choisi par ma grande Karine dont l’odorat est d’une sensibilité inouïe. Toute jeune, elle ne manquait jamais une occasion sentir chaque produit des tablettes des magasins. Elle était ainsi devenue capable de détecter quel shampoing un individu avait utilisé le matin ou la veille. Un temps, elle avait très sérieusement songé à devenir un nez professionnel, mais cela exigeait des études en chimie qui ne l’attiraient guère. Un jour alors qu’elle faisait la tournée d’un comptoir de parfums, Karine me déclara péremptoirement que Sung Homme serait le mien. Jamais, je n’en avais porté auparavant. Pas même d’après-rasage (faut dire que je ne me suis pas rasé souvent non plus). Plusieurs autres femmes — dont ma blonde, c’est quelque peu incontournable — m’ayant confirmé que cette fragrance florale et épicée m’allait très bien, je l’ai donc adoptée.

Lorsque Maude est née, j’ai décidé de porter systématiquement Sung Homme et de ne pas en changer. Nous doutant bien que la filleule vivrait plus que son lot de ballotements, il fallait multiplier ces petits repères stables sécurisants : objets, habitudes, rituels, etc. Maude n’avait que quelques jours lorsqu’elle a blotti pour la première fois sa tête sur mon épaule. Elle a ensuite littéralement grandi dans mes bras et sur mes épaules (il existerait en japonais pas moins d’une douzaine d’expressions idéographiques différentes pour désigner le père portant son enfant sur ses épaules). D’ailleurs quatorze ans plus tard, elle vient toujours régulièrement derrière moi appuyer sa tête contre la mienne afin d’épier de mon épaule ce que je suis en train de lire ou encore de faire à l’ordinateur ou à la table à dessin. Sung Homme , qu’elle aime, fait — comme mes épaules — effectivement office de repère. D’autant que Maude dispose d’un odorat tout aussi sensible que celui de sa grande soeur. Par exemple cet automne, elle s’est improvisée mon guide dans un amusant et révélateur tour olfactif de la rue Ste-Catherine entre Bleury et le carré Phillips (avec cet enthousiasme malicieux d’une Amélie Poulain décrivant avec force détails la vie du quartier à un aveugle).

Il y a quelques années, Karine m’avait bien offert de me dénicher un nouveau parfum, mais je n’avais pas donné suite. Je ne tenais alors pas vraiment à en changer.

Depuis la rentrée d’automne, ma filleule a commencé à démontrer un véritable aplomb dans sa personnalité et son aptitude au bonheur. En conséquence, je me sentais plus à l’aise de délaisser ou jouer avec les vieux repères, notamment de relancer Karine sur son offre. Or avant même que je n’en trouve l’occasion, voilà qu’un nouveau parfum m’est donné, aussitôt approuvé par deux des femmes de ma vie, dont Maude. Confirmation symbolique d’une petite liberté m’est offerte en cadeau. Ainsi, une simple odeur marque soudain un passage, le début d’une nouvelle époque. Un petit merci à la Swiss Army de libération.

Libération ? Vraiment ? Oh! je pourrais, comme plusieurs, dorénavant chercher à disposer de quatre ou cinq parfums dont je m’envelopperais selon les circonstances, mon humeur du moment ou le subtil effet que je désirerais provoquer chez autrui. Mais mon odorat demeurera aussi médiocre... et le nez des filles toujours aussi perceptif et sophistiqué. Pour sûr, chacun de mes choix aromatiques sera donc noté, sinon commenté et discuté. Avec les subtiles ou moins subtiles tentatives d’influence ou de contrôle que cela implique... Nouveau rappel de ce que demeure la liberté. La nécessité, voire le devoir de défendre ses choix. Ou à l’inverse, la marge d’autonomie qu’offre le choix de la simplicité volontaire. Donc, par delà la marque d’un temps nouveau :
Perfumes, no perfume or only one. That is the question
avec laquelle désormais je me retrouve...


26 décembre 2004 - 10 janvier 2005




P.S. Finalement, j'ai opté pour continuer de porter Sung Homme comme parfum régulier et Altitude de Swiss Army comme parfum pour les jours chauds d'été.

0 Commentaires :

Publier un commentaire